Dépouillement – François Cassingena-Trévedy

L’on était en pleine sidération consécutive à la mise au jour de nouveaux abus sexuels dans le monde des célébrités catholiques, quand l’impressionnante offensive de la pandémie a confisqué pour elle toute l’attention et subitement figé les objets des plus vifs débats dans le musée d’une lointaine préhistoire.
Avec cela, sur notre territoire français, le fléau trouvait son amorce dans un rassemblement « religieux » qui allait se révéler le pire foyer explosif que l’on eût pu imaginer. Caractère tragique d’une « charité » empoisonnée, humour noir d’une pareille origine manifestant et confirmant, à la face d’une société massivement sécularisée, l’absurdité de la surenchère qui, bien au-delà des seuls milieux évangéliques, entoure aujourd’hui le commerce de « guérisons » étourdiment promises, automatiquement assurées.
Sur le fond d’une entrée en matière aussi malencontreuse, il n’était pas facile que, touchant à la catastrophe, une parole « religieuse » se fît audible de nos concitoyens et ne s’attirât point l’indifférence ou la dérision. Compte tenu de la relative atonie de leur contexte (signe supplémentaire d’une timidité, d’un effacement, d’une paresse spéculative de trop de représentants officiels de l’institution ecclésiale), la parole et l’attitude bouleversantes du pape François, dans ses multiples solitudes vaticanes, n’ont pris à nos yeux que davantage de force prophétique.

Mais voilà que le confinement, contemporain de la période quadragésimale, impose un jeûne insolite aux médiations ordinaires et aux manifestations communautaires de notre vie chrétienne.

Si l’état d’urgence peut à l’occasion exacerber l’envie de recettes sensationnelles et les pratiques d’un certain matérialisme spirituel (attention aux excès et aux maladresses de la télé-liturgie), l’on voit aussi que la suspension d’un certain consumérisme religieux (car il peut se loger là aussi…), fait redécouvrir la grâce apéritive de l’absence, de la distance, du silence, du vide, du désir, stimule l’inventivité pastorale des ministres ordonnés et, phénomène plus que tout autre prometteur, presse le peuple de Dieu de se révéler à lui-même et de mettre en œuvre des virtualités insoupçonnées. Au regard de la configuration actuelle du paysage catholique, il y a là un accélérateur providentiel dans le sens d’une maturité, d’une autonomie, d’une prise de responsabilité plus grandes. Voilà qu’il nous vient davantage à l’idée de mettre en commun les vivres essentiels de notre foi, de notre espérance, de notre expérience humaine qui traverse les régions de l’angoisse et du doute. Il semble qu’à la faveur de la panne qui affecte les circuits de la vie sacramentelle obligée, l’on explore une sacramentalité plus fondamentale, plus vaste, plus incarnée : celle d’un corps fragile et précieux d’humanité entière où nous ne sommes plus théoriquement prochains les uns des autres, mais tellement nécessaires les uns aux autres que cela nous brûle.Une Présence réelle – une vraie Présence réelle – enfin se dessine : non pas un objet de spéculation et de piété, si sublime soit-il, mais le souci (transfiguration du fameux care de l’éthique post-moderne) que le Corps a de lui-même, mais la réalité de notre présence les uns aux autres dans ce Corps plénier du Christ que nous sommes.
Serait-il concevable que nos fonctionnements économiques, politiques et sociétaux sortent tant soit peu convertis de cette troisième « guerre mondiale », si inattendue dans sa forme, et que la vieille institution ecclésiale manque, non seulement d’accompagner la réflexion du monde sur cet avertissement historique, mais de se laisser elle-même visiter, décaper par lui jusque dans son langage le plus désuet, ses comportements les plus invétérés, ses positions les plus contestables ? Le dépouillement que réclame de nous la réponse adéquate à la crise sanitaire et au défi écologique s’impose pareillement à cette outrecuidance (croire, donner à croire, dogmatiser au-delà du modeste) qui est le péché mignon de l’homme religieux. S’il a existé un Dieu d’après la Shoah, il existera aussi – puisqu’il est avec nous, puisqu’il n’est qu’avec-nous (Mt 1, 23) – un Dieu d’après la Covid-19.

Car de tout cela, Dieu même ne sortira pas le même.

Le Survivant ne saurait être décemment le même que le Dieu de trop de discours irréfléchis, conventionnels, archaïques, mythologiques, magiques, démagogiques, infantiles, superstitieux, triomphalistes. Il sera l’Acteur et le Patient d’une immense compassion, il sera compatible, dans nos catéchèses, dans nos prédications, dans notre théologie, avec des milliers de morts, de malades en état de déréliction, de deuils astreints à la séparation d’avec le corps des êtres les plus chers.
Souhaitons que le Dieu de demain ne soit pas un Super-God, naïve projection du Superman que nous caressons dans nos rêves impénitents. Envisageons un Dieu qui ne soit ni le Dieu des revanches, ni le Dieu des réussites, ni le Dieu des facilités, ni le Dieu des solutions. Un Dieu qui ne nous exempte pas de l’aventure humaine avec ses inévitables affres, qui ne la domine pas du haut de sa toute-puissance, mais qui la partage, qui l’habite, qui cristallise, qui « précipite » au plus creux de la souffrance et de la compassion, celle-ci et celle-là se touchant dans le même Corps. Deus absconditus. Un Dieu caché.

En ces jours, notre prière, abhorrant plus que jamais le bavardage (Mt 6, 7), se fait sobre suggestion, simple présentation du monde à Jésus, l’homme du Père : Celui que tu aimes – le monde que tu aimes – est malade (Jn 11, 3). En fermant la porte (Mt 6, 6) aux amulettes, aux marchandages, aux comptabilités serviles que recommande la peur, nous descendons au lieu intérieur où le Père obscurément s’aperçoit, et nous découvrons que ce lieu est aussi le lieu commun d’une humanité dont Jésus reflète et rassemble le visage. Notre vœu le plus cher est alors qu’en sortant du confinement nous sortions aussi de la « religion » pour entrer dans la chair et dans l’esprit du christianisme, dans le mystère pascal qui seul est à la hauteur de l’homme.

François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin de l’abbaye de Ligugé

Paru sur le site de la revue Études, rubrique « Utopie virale »,

texte transmis par Anne