La construction de soi.

Ce livre rassemble une série de lettres qui dessinent un usage de la philosophie envisagée comme un mode de vie, une thérapeutique de l’âme. Ici les philosophes sont interpellés et mis à l’épreuve.
Tour à tour, le lecteur côtoie Epicure, Boèce, Spinoza, ou Schopenhauer.
Ces guides présentent des voies pour se dégager du passé, des regrets ou de la haine de soi.
Ils invitent à se libérer du regard d’autrui et ouvrent au risque de l’acceptation.
Alexandre Jollien propose un dialogue intérieur qui prend la forme d’une correspondance adressée à Dame philosophie.
Ces lettres entendent dépeindre un état d’esprit qui tente de répondre à l’invitation de Spinoza : « Bien faire et se sentir en joie ».

Alexandre Jollien
Philosophe de formation et auteur de : « Eloge de la faiblesse », « Le métier d’homme »
et « Le philosophe nu ».

Extraits

A Boèce : Le présent du présent

Qui suis-je ici et maintenant ? Partout nous pouvons entendre le même appel à demeurer dans le présent.
Sénèque enseigne Lucilius : « Tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur l’aujourd’hui. Pendant qu’on la diffère, la vie passe en courant. » (Sénèque. Lettre à Luculius). Spinoza dira que l’amour intellectuel de Dieu et la béatitude n’ont pas de commencement, puisqu’il s’agit de les découvrir en soi. (Baruch de Spinoza)
Les évangiles aussi le proclament : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’amassent rien dans les greniers ; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Quid de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens peu de foi ? Ne vous inquiétez donc point et ne dites pas : « Que mangerons-nous ? Que boirons- nous ? De quoi serons nous vêtus ? » Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin.
Cherchez premièrement le royaume de la justice et de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine…. » (Matthieu, VI, 26-34)

Or, si souvent nous nous réduisons à notre passé, il est aussi difficile de ne pas fuir dans l’avenir. « Demain je serai heureux », « Quand j’aurai fait ça, je vivrai mieux ». Comment rester présent ? D’abord en cessant de croire que le bonheur adviendra. A bien y songer, il n’est pas du tout sûr que nous soyons plus comblés qu’hier. Alors pourquoi pensons-nous que le futur nous rendra fondamentalement plus heureux ? Non, la réalisation de nos rêves ne nous approche pas nécessairement de la félicité. Rien ne sert de reconstruire la réalité, tant que notre regard, nos convictions et nos jugements font notre malheur. Apprenons plutôt à assumer pleinement notre être. Chercher constamment la béatitude, n’est-ce pas la différer à jamais ? Si, du matin jusqu’au soir, chacune de nos actions, si anodine soit-elle, aspire au bonheur, nous pouvons devenir l’esclave de cette quête infernale qui me pousse à rédiger ces quelques lignes.
Devrais-je aussi abandonner ma soif de bonheur ? Quitter cette habitude qui me porte sans cesse à espérer un progrès ? C’est elle qui me constitue, c’est elle qui m’a sauvé. Et je ne saurais la nier. Mais je pense à Aristote ; s’il prétendait que la vertu est la fille de l’habitude , je crois bien que l’espoir, toujours lui, demeure sauf, et tout est possible. Si c’est en bâtissant que nous devenons des bâtisseurs et en posant des actes de courage que nous acquérons la vertu, je comprends que je peux me perdre dans de belles théories sans me libérer véritablement. S’agirait-il plutôt de s’habituer à redevenir soi ?

Qui-suis-je ? Il y a peu, j’ai sauté en parachute. Le plus dur a été de me jeter de l’avion. Avant de me précipiter hors de l’appareil, je n’étais pas certain que la toile s’ouvrirait. Ce n’est qu’après avoir accompli l’effort et plongé dans le vide que j’ai constaté, en contemplant le parachute, que ma confiance avait raison. Je vous rapporte l’événement parce qu’il m’a enseigné plus que bien des livres. Parfois l’expérience du corps, fût-elle futile en apparence, participe aussi à la conversion de notre rapport au monde. Il apparaît que s’en retourner à soi demande de l’exercice, des actes. Mais je confesse qu’il m’est plus facile de réaliser un pseudo-exploit aérien que de quitter jour après jour mes rôles, mes réflexes, ma servitude.

Je ne m’effraie plus en songeant que peut-être ils persisteront en moi. Sur ce point, les stoïciens m’éclairent en forgeant le concept de proclivitas, la disposition des maux. Ainsi chacun est le terrain d’instincts, d’inclinaisons, d’habitudes, et doit bâtir avec ses multiples propensions. Oui je fuis dans l’avenir, Oui je souhaite toujours mieux. Certes, je m’enferme dans des schémas. Mais justement, en prenant conscience de nos vulnérabilités, nous pouvons nous avancer vers la liberté, de sorte que nos petits penchants ne s’attardent pas en nous pour devenir le fond de notre âme.
Mon ami, je m’aperçois que j’ai encore du mal à répondre. Et, sans réellement savoir qui je suis, j’ai évoqué celui que je voudrais être. Mais je me réjouis que mon être ne se laisse pas aussi facilement définir. L’homme est plus dense que ce que nous en percevons.
Après avoir cheminé avec vous, j’ai surtout perdu l’illusion d’avoir à jamais tourné la page de mon passé. Désormais, en renonçant à régler le problème une fois pour toutes, je peux mieux l’écouter et m’ouvrir à la chance.

Cher Boèce, Merci.

A dame philosophie.

Quand je flâne dans une librairie, il m’arrive de m’attarder sur les livres de philosophie en m’interrogeant sur les raisons de leur succès. Pourquoi tant de gens, et moi le premier, accourent vers toi ? Souvent, j’ai même craint l’imposture en songeant que l’on promettait l’impossible. Et il est clair, à mes yeux, que tu saurais nous arracher à cette vie. L’existence restera toujours tragique, avec son lot d’infortunes et d’échecs. Cependant, tu nous aides à oser la joie.
C’est donc la précarité de sa condition qui jette l’homme dans tes bras. Karl Jaspers repère les situations limites qui nous rappelant à l’ordre, nous interdisent l’insouciance. Nous autres ne pouvons échapper à la mort, à la souffrance, et, tôt ou tard, nous sommes contraints à la lutte. Ajoute à cela le sentiment de culpabilité, les aléas de la fortune, la déception, et tu auras un bel aperçu des raisons qui peuvent susciter l’amour que nous te témoignons. D’où notre tentation à aspirer au bonheur, à la paix intérieur, à la tranquillité. Pour ma part, m’a longtemps charmé le doux mot grec d’ataraxie, cette absence de troubles dans l’âme, cette quiétude, bref cette sorte de félicité.

Le bonheur, et après ?

Mais qu’est-ce que ce bonheur ? L’étymologie qui signifie bon présage, chance favorable, achève ma perplexité. Car tu m’as démontré tout le contraire : non, la vie ne dépend guère des assauts du sort ni de ses largesses. Et si je suis entré en philosophie, c’est précisément parce que j’imaginais que la béatitude était à conquérir. A cette fin, je me suis choisi quelques références. Sénèque m’a donné une première piste : la délibération permet de bien apprécier les moyens qui nous conduisent au souverain bien. Avec lui, je me suis appliqué à ce qui m’en rapprocherait. Aujourd’hui, je m’efforce, paradoxalement de ne plus différer ma joie en désirant toujours autre chose.
Ne m’as-tu pas appris que la félicité est une activité de l’âme ? Quand je m’étais acharné à me confectionner un sort favorable, tu m’as dérouté en affirmant que ma véritable chance, c’est de composer avec sa malchance. Et c’est pourquoi, justement, tu incites à prendre soin de soi-même pour entrer dans l’eudaimonia des Grecs. Mot que je risquerai à traduire par bon esprit ou conscience heureuse. Pour nous établir en elle, la culture grecque, recommandait que le philosophe s’adonne au soin de soi, qui comprend notamment, les exercices spirituels.
Il est, par exemple, profitable d’aménager, pendant la journée, une trêve pour revenir à soi. En somme, le simple examen de conscience que préconise le christianisme pourrait s’apparenter à cette retraite intérieure. Prendre le temps d’être à soi, c’est aussi consolider sans cesse un état d’esprit qui ne saurait demeurer acquis une fois pour toutes. De même, dans la joie, convient-il de tout mettre en œuvre pour s’ouvrir totalement à elle sans résister ?.
Pour t’être fidèle, je ne désire plus fuir cette idée et l’affronter franchement. Oserais-je m’approcher de celle qui me fait encore trembler ? Tu recevras bientôt le fruit de cette confrontation.

Partagé Par Gaëlle