Entretien publié dans l’édition spéciale du magazine allemand « Die Politische Meinung », consacrée à l’Afrique. Il a été réalisé par Jean-Luc Mootoosamy le 11 février 2020.

L’archevêque de Bangui est l’une des personnalités les plus écoutées de la République centrafricaine (RCA), pays ravagé par une reprise des conflits armés en 2012. Dieudonné Nzapalainga C.S.Sp., 53 ans, premier cardinal centrafricain, n’hésite pas à aller vers des hommes en armes pour obtenir la réconciliation. Farouche partisan du dialogue, de la recherche de la paix et du « vivre-ensemble », il identifie dans cet entretien les causes de conflits dans son pays et en Afrique. Le cardinal Nzapalainga appelle la communauté internationale à l’action.

Die Politische Meinung : En janvier 2020, les évêques centrafricains ont publié un message, « De toutes les nations, faites des disciples », qui renvoie à l’évangélisation de votre pays et se veut aussi message d’espérance, de paix et un appel au règlement non violent des conflits. Etre au front, c’est un des rôles de l’Eglise catholique en Centrafrique ?

Cardinal Nzapalainga : Le rôle de l’Eglise est d’être au front. Pour nous l’incarnation n’est pas une fiction c’est une réalité. A partir du moment où nous disons que le Christ s’est fait homme, il appartient à l’Eglise de vivre les réalités des hommes, au nom de ce Christ. Qu’avons nous fait de l’Evangile reçu il y a 125 ans ? Sommes-nous prêts à sortir pour l’annoncer dans nos actes ? Nous avons vu nos limites, nos faiblesses. Beaucoup sont sortis de nos communautés pour être sur le terrain de la violence. Nous gardons espoir pour transformer nos sociétés. Nous le faisons avec les autres : les protestants, les musulmans, les animistes. Ensemble nous avançons sur le chemin qui nous mène vers Dieu.

En marchant ensemble, vous dites que la racine des conflits n’est pas religieuse ?

La racine de notre conflit n’est pas religieuse. Dix jours après le lancement de la rébellion en 2012, nous avons entendu qu’il y avait des affrontements entre chrétiens et musulmans. Immédiatement le pasteur Nicolas Guerekoyame Gbangou, président de l’association des évangéliques, l’imam Omar Kobine Layama qui, le président de la communauté musulmane et moi-même, président de la conférence des évêques de Centrafrique, nous nous sommes retrouvés pour dire que ce que nous avons entendu – si c’est vrai – ne rejoint pas nos racines profondes, nos valeurs. Jamais dans notre passé, nous n’avons eu cette trajectoire de violence au nom de la religion. Nous avons dénoncé une guerre d’intérêts. Des individus assoiffés de pouvoir, de richesses, utilisent la religion pour manipuler des frères et des sœurs. Nous avons appelé à la vigilance, au discernement pour ne pas tomber dans le piège d’un conflit religieux. Nous n’avons jamais vu un Pasteur, un imam, un prêtre à la tête des mouvements armés en RCA. Chez nous on ne se bat ni pour le Coran ou la Bible mais pour le diamant, l’or, pour les poste de ministres. C’est une crise militaro-politique que les politiciens doivent résoudre.

Mais il y a aussi des courants extrêmes dans toutes religions. L’islamisme exerce une forte pression sur le continent africain notamment au Sahel. Quelle est votre analyse de cette situation où des hommes disent pouvoir tuer au nom de Dieu ?

Il faut absolument mettre des digues. Nous devons travailler ensemble, pour la convivialité, le respect, l’estime, pour apprendre à nous connaître, à nous aimer. Ainsi, les agents déstabilisateurs ne trouveront pas de terrain pour pouvoir s’installer. La violence appelle la violence. Il est important que chrétiens et musulmans travaillent au dialogue islamo-chrétien pour faire barrage aux extrêmes. Nous disons aux chefs religieux qu’il faut faire attention parce que beaucoup de nos enfants ne vont pas à l’école et sont des proies faciles. Nous devons veiller à ce que ces groupes ne viennent pas déstabiliser, déstructurer, ou diviser nos communautés. Il faut mettre l’accent sur ce qui nous unit, nos valeurs.

S’adressant à un chef rebelle redouté : Jeune homme, à ton âge, tu peux sourire !

Le 30 novembre 2015, le pape François s’est rendu à la Grande mosquée de Bangui, lieu où peu osait s’aventurer pour un geste d’amitié envers le Grand Imam. Vous ouvrez régulièrement la porte de la réconciliation. Votre approche peut-elle être un modèle pour le dialogue ?

Je ne cherche pas à me donner en exemple, je vis ma foi au quotidien. J’ai grandi avec un papa catholique et une maman protestante. Jamais il n’y a eu la guerre de religion à la maison. Nous avons toujours vécu cette fraternité, cette convivialité, cet œcuménisme. Je suis fils de cela et je veux que cette ouverture rejaillisse sur les citoyens de mon pays. L’autre n’est pas seulement un danger, un poison ou un diable mais peut-être une richesse, une chance. Si je l’accueille avec un regard de miséricorde, je peux percevoir une bonté, une vérité, une vie au fond de lui pour l’appeler à se ressaisir, revenir à la raison. Lorsque le pape François a quitté Bangui, j’ai demandé à des Chrétiens : qu’est-ce que vous attendez ? Sortez ! Venez avec moi au Kilomètre 5[1]. Sur place nous avons vu beaucoup de jeunes excités, en armes, sous l’influence de drogues mais nous les avons affrontés. Si nous avons peur du danger, tôt ou tard, le danger nous touche. J’ai accepté de rencontrer le redouté leader, Issa Kapi Djamouss, qui se faisait appeler 50/50. Il m’a reçu au milieu d’armes. Ceux qui m’ont accompagné ont reculé. Moi je suis entré et lui ai dit : jeune homme, à ton âge, tu peux sourire ! Il a commencé à sourire et a dit : maintenant je vois en toi une gentillesse, une bonté. Nous nous sommes parlés avec beaucoup d’affection. Il m’a seulement écouté parler de paix, de cohésion, d’unité. Sans dire un mot il est allé voir ses éléments et ils ont emmené un homme qu’ils devaient exécuter dans la soirée. Il m’a dit : vous êtes venus vers nous, vous nous avez parlé. Ce monsieur, on vous le donne. Vous pouvez l’emmener !

Quand on décide de braver la peur, on sauve des vies. « Tu ne tueras pas », ce n’est pas négociable ! Je ne peux pas accepter qu’un membre de ma communauté me dise : on a tué un chrétien, donne-nous l’ordre de prendre les armes, les machettes, pour aller couper la tête des musulmans. Là je dis non, au point de risquer ma vie et je sais de quoi je parle.

Dans d’autres pays du continent africain des chrétiens sont victimes d’exécutions, de persécutions, comment voyez-vous cela, vous qui prenez tant de risques ?

En RCA, le 1er mai 2019, des individus ont jeté des grenades sur des chrétiens qui priaient faisant 14 morts. Je prie pour mes frères et sœurs qui nous ont quittés dans la foi. Je crois qu’ils rejoignent la grande communauté des Saints. Mon regard se tourne aussi vers les familles qui ont perdu un être cher, qui restent avec un manque, une plaie, des rancœurs. J’ai condamné cette tuerie et j’ai dit que je ne rends pas le mal pour le mal. Si les solutions aux problèmes de mon pays étaient au bout des armes, nous les aurions trouvées depuis longtemps. Nous devons espérer un changement. Les gouvernements et la communauté internationale doivent protéger chaque être humain. Or nous avons l’impression que des communautés sont livrées à elles-mêmes.

Des armes qui partent de pays démocratiques se retrouvent dans nos pays…

Et les armes continuent à entrer dans votre pays, malgré la présence de forces internationales. Qu’attendez vous de la communauté internationale en terme de désarmement ?

Que la communauté internationale prenne ses responsabilités. On ne peut pas être un pays qui produit des armes et ne pas contrôler leur revente. Des armes qui partent de pays démocratiques se retrouvent ensuite dans nos pays. Si ces gens là veulent vraiment aider l’Afrique, ils doivent aider à couper cette source. Va-t-on continuer à vendre des armes qui vont continuer à supprimer des pauvres. Il y a une humanité à protéger ! Aux fabricants d’armes, je dis que le résultat est là : nous pleurons nos morts, nous avons des estropiés, des handicapés, personne pour les soigner. Ayez pitié des pauvres !

Cet appel ne trouve-t-il pas écho auprès des coopérations étrangères présentes en Centrafrique comme dans la plupart des pays africains ?

Une véritable coopération voudrait dire un partenariat. Je ne me voile pas la face : mon gouvernement est faible, dans le sens où il n’a pas de moyens. Dans l’arrière pays, un chef rebelle a même dit qu’il a pitié du sous-préfet car il n’a même pas un vélo ! Et lui, chef rebelle, il a une moto et même des hommes à sa disposition ! C’est la réalité chez moi. Si on veut aider mon pays comme beaucoup d’autres sur le continent, il faudrait contribuer à donner corps à l’administration de l’Etat, pour qu’il puisse occuper le terrain. Or, sans Etat, c’est l’informel qui s’installe. L’informel, ce sont les rebelles, comme des Seigneurs de guerre, avec droit de vie et de mort sur les gens. Les diplomates ne savent pas cela ? Chaque jour ces gens décident de tuer, de brûler, de chasser des citoyens. Nous voulons une coopération qui aide l’État à retrouver tous ses droits et à pouvoir exercer tous ses devoirs. Les coopérations internationales doivent sortir des capitales, aller dans le pays et constater que des être humains sont livrés à eux-mêmes, abandonnés.

Selon les statistiques de l’Eglise catholique dans le monde, le continent africain marque la plus grosse progression, + 26,1 %[2]. Qu’attendez vous des catholiques du continent ?

Le chrétien a une vocation prophétique : il annonce, il dénonce. Donc s’il y a la corruption il doit avoir le courage de dénoncer et aussi d’annoncer qu’on peut répartir l’argent autrement. Il peut inviter à une fraternité nouvelle. Les chrétiens africains ne doivent pas être comme du sel qui tombe par terre et qu’on piétine. Ils doivent plutôt donner du goût à la société. C’est ce que j’attends des chrétiens en RCA. Quand les évêques écrivent message ce n’est pas du lobbying mais nous disons ce que nous pensons pour inviter à un changement de comportement, à une prise de conscience et à un renouveau.

Pour conclure, quelles devraient être pour vous aujourd’hui les priorités à considérer en Afrique ?

La jeunesse et l’éducation. Les jeunes ont-ils assez d’écoles, d’universités, de perspectives d’emplois ? Notre jeunesse est une proie facile, elle peut être instrumentalisée. Aux dirigeants, je demande pourquoi nos jeunes ne peuvent pas réaliser leurs rêves en Afrique ? Pourquoi tout ce népotisme, cette corruption, la chance donnée aux fils à papa, l’impression qu’il n’y a que mon groupe qui compte et que les autres peuvent mourir ? C’est une gangrène pour notre continent. Si nous aimons cette Afrique, il faut un sursaut patriotique pour la développer. La pauvreté et la justice sont d’autres défis. Nous avons toujours l’impression que la loi est au service du plus fort. Nous voyons bien comment des multinationales viennent prendre la matière première chez nous : diamant, or, bois, pétrole et nous la revendent 100 fois plus cher ! Et nous devenons 100 fois plus pauvres ! La mondialisation doit nous permettre aussi de nous parler franchement pour changer la manière de faire du commerce. Nous souhaitons avoir des opportunités égales, des traitements égaux pour donner une chance aux générations à venir.

[1] Quartier de Bangui où des rebelles et des membres la communauté musulmane s’étaient réfugiés.
[2] Progression entre 2010 et 2017, source : Osservatore Romano, 25 avril 2019

Article proposé par Sr Annick Bouineau.